PORT-AU-PRINCE, Haïti — Le paysage macroéconomique d’Haïti est aujourd’hui sous tension extrême, sous l’effet d’une contraction durable du PIB, d’une inflation galopante et d’une instabilité politique omniprésente. Pour les analystes, décoder ces dynamiques est essentiel pour formuler des scénarios de redressement crédibles et identifier les risques principaux.

Malgré des conditions macroéconomiques dramatiques — contraction durable, inflation élevée, fragilité budgétaire et crise humanitaire — Haïti dispose d’atouts inattendus : une dette publique faible, des réserves internationales renforcées, et une diaspora disposée à mobiliser des ressources. Mais ces leviers ne suffiront pas sans d’abord résoudre le défi sécuritaire. Si les élections de 2025 sont organisées de façon crédible, un scénario de reprise progressive pourrait se dessiner. Comme l’a résumé un observateur international : « il n’y aura pas de croissance sans la paix » — un préalable que les Haïtiens comme les partenaires devront imposer d’abord.
Un cycle de contraction prolongé
Contraction record en 2024
D’après les données de la Banque mondiale, l’économie haïtienne a reculé de 4,2 % en 2024, prolongeant une série de six années consécutives de baisse. World Bank Cette chute était plus sévère que les estimations initiales, mettant en lumière la gravité de la crise multidimensionnelle.
Le rapport 2024 de l’Article IV du FMI souligne que la contraction tient notamment à un choc de l’offre aggravé par l’insécurité, les embouteillages de ravitaillement et la paralysie de secteurs productifs.
Perspectives pour 2025 et 2026
Selon le FMI, la croissance réelle prévue pour 2025 est de –1,0 %, et l’inflation prévue à 27,2 %. IMF L’institution note que l’incertitude sécuritaire demeure un frein majeur à toute reprise.
Dans ses projections, la Banque mondiale s’attend à une nouvelle contraction de 2,2 % en 2025, avant une timide reprise à moyen terme sous conditions favorables. World Bank L’Economist Intelligence Unit prévoit une croissance nulle pour 2024, avec un rebond modeste en 2025, mais souligne que le pays reste « gravement marqué » par la décennie précédente.
Mécanismes inflationnistes et monétaires
Inflation persistante et déséquilibre des prix
L’inflation, notamment sur les produits alimentaires et les carburants, reste le principal défi du quotidien. Le FMI projette une hausse des prix de 27,2 % en 2025. IMF Le rapport Article IV note que l’inflation provient en partie de perturbations de l’offre liées à l’insécurité, à la dépendance aux importations et à la pression sur les chaînes d’approvisionnement.
Stabilité monétaire contestée
Le rapport du FMI pour la revue 2025 indique que le financement monétaire du budget a été ramené à zéro en 2024, ce qui constitue une amélioration notable de la discipline budgétaire. De plus, les réserves internationales nettes (RIN) ont dépassé 1 milliard de dollars (1,159 milliard) et les réserves brutes atteignaient 2,7 milliards USD, couvrant approximativement sept mois d’importations.
Le taux de change nominal est resté autour de 132 gourdes pour un dollar sur la période récente, avec une légère appréciation possible. Cela a conduit à un renforcement du taux de change réel (REER), particulièrement marqué entre 2022 et 2024 (jusqu’à ~60 % selon le FMI).
Dette publique et marge de manœuvre
Un point positif : la dette publique brute d’Haïti est faible, à 14,6 % du PIB à fin septembre 2024, l’un des niveaux les plus bas de la région Amérique latine / Caraïbes. Cette situation s’explique notamment par le règlement de la dette Petrocaribe en début 2024, équivalent à ~6,5 % du PIB.
Mais ce faible endettement est à relativiser : il masque une fragilité structurelle du système fiscal, une faible collecte d’impôts et un secteur informel dominant. Le faible taux de recettes fiscales (estimé à 5,2 % du PIB en 2024) illustre cette contrainte sévère.
Les contraintes structurelles majeures
Secteur informel et dépendance aux transferts
Le rapport du FMI insiste sur la proportion élevée du secteur informel en Haïti, rendant difficile l’élargissement de la base fiscale. Le pays dépend également fortement des envois de fonds (remittances), une source de devises volatiles qui amplifie la vulnérabilité macroéconomique.
Instabilité politique, insécurité et contrôle des gangs
Depuis l’assassinat du président Jovenel Moïse en 2021, Haïti est confronté à une crise politique profonde. Le contrôle croissant par les gangs sur de vastes zones de la capitale et des régions périphériques entrave l’activité économique.
L’Organisation des États américains (OEA) note que le chômage dépasse 40 %, l’inflation dépasse 25 %, et près de 40 % de la population vit avec moins de 2,15 USD par jour. Organization of American States Le nombre de personnes déplacées internes a franchi le million, principalement en raison de la violence des gangs, selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM).
Catastrophes naturelles et vulnérabilité climatique
Haïti est l’un des pays les plus exposés aux aléas climatiques dans la Caraïbe : cyclones, inondations, glissements de terrain. Plus de 96 % de la population est exposée à au moins un de ces risques. Le séisme de magnitude 7,2 en août 2021 a profondément endommagé les infrastructures et accentué l’insécurité alimentaire.
L’insécurité rend souvent impossible l’accès aux terres agricoles ou la manutention des récoltes, accentuant l’effondrement de la production.
Répercussions sociales et crise humanitaire
Famine et insécurité alimentaire
En 2024, l’IPC (Integrated Food Security Phase Classification) a déclaré l’existence d’une famine (phase 5) pour environ 5 636 personnes, tandis que 5,4 millions de Haïtiens vivaient dans des conditions de « crise ou pire » (phase 4). Le Comité international signale que cette famine résulte en partie des blocages routiers imposés par les gangs, empêchant les approvisionnements alimentaires.
Les organisations humanitaires estiment que plus de la moitié de la population (environ 5,7 millions) ferait face à l’insécurité alimentaire jusqu’à mi-2025.
Pauvreté, chômage et désespoir
Le taux de chômage est estimé à plus de 40 %, selon les priorités d’action de l’OEA. Organization of American States Le niveau de vie s’est dégradé fortement : de nombreux ménages consacrent désormais plus de 60 à 70 % de leurs revenus à se nourrir.
Une migration massive, notamment de travailleurs qualifiés, accentue le vide humain et la perte de capital social. Le quotidien Le Monde mentionne comment les entrepreneurs expriment leur exode : « C’est à cause de l’insécurité que je m’en vais
Scénarios de sortie et pistes de redressement
Recommandations du FMI et des bailleurs
Le rapport 2024 de l’Article IV du FMI insiste sur la nécessité de renforcer la transparence, d’améliorer la diffusion des données économiques et de veiller à ce que l’État respecte son budget 2025 sans recourir au financement monétaire.
Il recommande également de diversifier la structure des recettes publiques et de créer des mécanismes fiscaux capables de fonctionner dans les zones fragiles.
Plans de stabilisation sécuritaire
La feuille de route de l’Organisation des États américains (OEA) propose cinq piliers stratégiques, dont la stabilisation sécuritaire, la gouvernance, le processus électoral, l’assistance humanitaire et le développement durable. Organization of American States La mission multinationale de soutien à la sécurité (MSS), menée notamment par le Kenya, reste un instrument central pour restaurer l’ordre.
Le 23 septembre 2025, le Canada a annoncé un nouveau financement de 60 millions de dollars canadiens pour soutenir cette mission et renforcer la sécurité maritime régionale.
Réformes agricoles et diversification économique
Pour sortir du cycle de dépendance aux importations alimentaires, les experts recommandent d’investir dans l’agriculture résiliente, les chaînes de valeur locales et la transformation agro-industrielle.
Le soutien aux PME (petites et moyennes entreprises), l’accès à l’énergie, les infrastructures et le numérique figurent parmi les priorités pour diversifier l’économie et créer des emplois.
Séquencement : sécurité avant réformes
De nombreux analystes estiment que sans restauration minimale de la sécurité, toute réforme sera illusoire. Laurent Msellati, représentant du FMI, a souligné : « Sans sécurité et stabilité politique, les réformes économiques resteront vaines. »
Même pour les bailleurs, l’appui conditionnel à la sécurité et à la crédibilité institutionnelle est devenu une condition sine qua non à tout financement.
Limites, incertitudes et risques
Données lacunaires et délais
L’absence de données à jour ou fiables, notamment dans les zones sous contrôle de gangs, complique les analyses. Le FMI encourage les autorités haïtiennes à publier les principales données macroéconomiques en temps utile.
Si l’inflation restait incontrôlée, la dette publique pourrait s’envoler en termes réels. Or, la marge de manœuvre budgétaire est faible en raison de la faible collecte fiscale.
Choc politique ou insurrectionniste
L’organisation, le timing et la conduite des élections législatives et présidentielles prévues en 2025 sont encore incertains. Un échec institutionnel pourrait précipiter de nouveaux épisodes chaotiques.
Choc climatique supplémentaire
Un cyclone majeur ou une catastrophe naturelle pourrait annihiler toute progression. La vulnérabilité environnementale reste une condition structurelle du risque économique haïtien.